Allocutions

      

Apportons à notre enseignement nos vertus de famille

Conférence du 3 octobre 1891

Mes amis, nous allons attaquer une question bien grave. C'est le gouvernement de nos collèges, le succès de nos collèges, le succès matériel, moral, surnaturel que je viens plaider.
Tout d'abord je ne parle pas d'autres collèges que les nôtres et ceux qui leur ressemblent. Je mets de côté les collèges de la pire espèce, où les maîtres font leur besogne parce qu'il faut la faire, où les maîtres agissent à leur fantaisie, arrangent et épicent tout à leur goût, remplissent tous leurs emplois selon leur caprice ou leur caractère. J'exige autre chose de vous, mes chers amis. Vous n'êtes pas tous religieux, mais tous vous désirez coopérer au bien qui se fait dans cette maison religieuse. Or il ne faut pas qu'il y ait deux manières de voir, deux méthodes. L'expérience est faite depuis longtemps. Les plans ont été arrêtés, fixés en suite de cette expérience. Il faut s'y conformer et ne jamais s'en départir. Le point de départ, je le répète, est une longue et sérieuse expérience des choses elles-mêmes, du caractère des enfants et des jeunes gens. Je vous demande d'obéir absolument au règlement.

Parlons d'abord des surveillants. Le règlement que vous avez en mains est un code qui donne les grandes lignes et ne peut pas entrer dans tous les détails. Entrons dans les détails.
Il est défendu aux élèves de parler à l'étude et c'est cinquante fois plus défendu au surveillant lui-même de parler aussi. La première fois au petit séminaire que j'ai entendu parler notre surveillant, c'est au bout de six ou sept mois. Je ne soupçonnais pas jusque là le son de sa voix. Jamais une réflexion, même à mi-voix. Quels moyens employer alors? Ceux qui sont marqués, Dans toute bonne administration: chacun a son rôle, mais personne n'agit à sa guise. Tous sont esclaves du règlement, personne n'agit en suite de son sentiment personnel. Pour cela il faut une certaine capacité. Ceux qui ont un bon jugement, la tête bien équilibrée, bonne, ne doivent pas se contenter de faire bien exactement ce qui est prescrit; ils doivent le faire “affectionnément”, dit saint François de Sales, ils doivent le faire avec dévouement. S'ils font tout exactement bien, la machine ne déraillera pas en chemin.

Mais cela ne suffit pas, joignez-y l'affection, le dévouement, la prière. Les élèves sentent bien cela. Tenez-vous dans la dépendance de Dieu et de l'obéissance. Alors vous apporterez aux élèves non seulement votre action, mais quelque chose de meilleur, l'onction. Pas un seul élève n'y résistera, si brutal soit-il. On acceptera alors vos réprimandes. Un père de famille donne une tape à son gamin qui fait mal. L'enfant n'est pas content, mais il sait bien que son père l'aime. Ayez donc une grande exactitude, mais pas du tout l'exactitude de la machine. Avec ce fonds de foi religieuse, vous donnerez la vie, un effet vraiment efficace à l'éducation.

Un mot du surveillant des récréations. Je ne sais comment dire cela. Je ne veux pourtant pas vous dire des injures, mais jamais les récréations de Saint-Bernard n'ont été si mal. J'attaque tout le monde à peu près. La récréation se fait mal en ce sens qu'on n'est pas avec les élèves. On use d'un système commode. On a la dévotion à saint Siméon Stylite, debout sur sa colonne. C'est bien cela: du haut de sa colonne on inspecte avec une bonne paire de lunettes, on a le spectacle de tous les élèves. Mais je déclare que ce n’est pas de la surveillance que cette surveillance à distance. Comment entendez-vous ce qu'on dit? Comment voyez-vous ce qu'on fait? Il faut être au milieu des élèves et suivre ce qu'ils disent. Le P. Gilbert recommande sans cesse de suivre les élèves, et il a raison. Il dit qu'il faut causer avec les élèves qui causent entre eux. S'ils ne disent rien, il faut se promener au milieu d’eux, les faire jouer. S'il s'agit de plus âgés, promenez-vous avec eux, causez avec eux; c'est la perfection, c'est ce qu'il y a de mieux. L'éducation se donne au jeune homme dix fois plus en récréation qu'en aucun autre temps.

Ceux à qui le préfet de discipline recommanderait de faire ainsi, doivent le faire, mais on ne peut pas toujours s'imposer aux conversations. Quand on est avec les uns, on ne surveille pas les autres; il y a des limites données. Il est assez difficile de bien juger à propos. Le meilleur est d'y aller bonnement, simplement, et cela ira très bien. En tout cas, soyez au milieu d'eux. Une faute se commet en étude, en récréation: c'est vous qui êtes le surveillant. Le règlement indique ce qu'il y a à faire. La chose dont vous devez vous garder le plus, c'est de vous mettre là dedans personnellement, d'en faire votre affaire à vous, de vous colleter avec l'élève coupable. Est-ce que vous voulez vous battre avec lui? L'élève fera tout ce qu'il peut pour avoir raison contre vous. Vous allez à lui comme blessé personnellement, vous vous vengez. Il se défend, et il a raison. Suivez le règlement, faites ce qu'il vous dit. S'il indique une punition à donner, donnez-la, parce que c'est le règlement, la loi. Mais dans un autre cas, le règlement réserve la punition au directeur, au préfet de discipline. Rapportez-vous-en entièrement au directeur, au préfet de discipline. Vous n'êtes plus en cause vous-mêmes: cela ne vous regarde plus. Il faut de la générosité, de la grandeur d'âme, une vertu exercée, pour bien agir ainsi. Votre obéissance sera belle et méritoire. Dans ces circonstances là, recourez bien soigneusement au préfet de discipline, au directeur de la maison. Toutes les fois que vous sortez de là pour être simplement vous-mêmes, vous vous diminuez, vous ne serez pas le plus fort.

Mais le préfet est trop bon, le directeur surtout. Ils croient tout ce que les élèves leur disent! Il ne reste plus qu'un moyen: mettez le P. Gilbert, le P. Fischer surveillants à votre place! Le P. Gilbert et le P. Fischer ne se prétendent pas infaillibles. Quand ils vont se confesser, ils disent comme tout le monde, je pense: “Mon Père, j'ai mal fait”. Qu'ils fassent d'une manière ou d'une autre, cela ne vous regarde pas. Mais au point de vue personnel, faites le sacrifice qui vous est demandé: voilà ce qui vous regarde et ce qui est important pour vous et pour le bon ordre. Le reste ne vous regarde plus et par conséquent ne retombe pas sur vous.

Un autre défaut à éviter, c'est de dire: “Je m'en tiens à ce qu'on m'a dit, je n'en fais pas davantage”. C'est triste, ce raisonnement, raisonnement d'employé vulgaire, de mercenaire. Vous devez apporter tout votre cœur, toute votre bonne volonté à l'œuvre que vous avez à faire. Il faut, que le dévouement caractérise tout notre corps professoral. Il ne faut pas, pour éviter une peine, se retrancher dans son emploi: “J'ai ceci à faire, que le reste tombe, s'il veut, ce n'est pas mon affaire! Je m'en tiens à mon affaire”. Voilà une mauvaise raison, surtout par le temps qui court. L'éducation est une œuvre extrêmement difficile. Voyez, tout l'effort des gens de bien (et des gens de mal aussi!) porte de ce côté là. Ce n'est pas un simple emploi ordinaire, c'est une œuvre d'un intérêt capital. Voilà qu'on vous dérange un jour, une heure, peu importe; faites ce qu'on vous demande au nom du bien général. Apportez un dévouement constant, complet à toutes les besognes qui se rencontrent à faire, c'est la règle de saint François de Sales: rendre service, sans permission — il n'en est généralement pas besoin — quand c'est pour peu de temps, avec permission, quand cela se prolonge ou renouvelle. Prêtez-vous de bonne grâce. Quoi de plus joyeux et de plus aimable dans les rapports? Quoi de plus chrétien et de plus religieux? Mais on a vraiment autre chose à faire. Il est si facile de se retrancher dans ce qu'on a à faire. Ce n'est pas notre esprit, notre manière de faire. De ma vie, moi, je n'aurais jamais pu faire cela. On vous dérange. On grogne un peu au dedans et l'on fait de bon cœur ce qui vous est demandé. Ne pas grogner du tout serait plus parfait. Apportons là nos vertus de famille: la charité, la cordialité, la condescendance, la prévenance de saint François de Sales. C'est pour nous, ne l'oublions pas, un des moyens de mériter le plus. En tout cas, c'est le moyen par lequel vous obtiendrez le plus d'ascendant sur les élèves: l'union avec vos confrères.

Voilà une promenade: il ne se trouve personne pour la conduire. Le P. Fischer vous prie de la faire. “Ce n'est pas mon tour, ce n'est pas mon affaire”. Et si un autre dit la même chose? Mais celui qui est bon religieux dira: “J'aurais bien quelque autre chose à faire, mais puisqu'il n'y a personne, j'y vais”. Mais vous direz: “Avec ce système-là, on ne sait pas comment on vit, ni ce qu'on va avoir à faire”. Tout le monde est un peu comme cela. Le marchand, le banquier, ne sont-ils pas à la merci des pratiques qui viennent? Tous les matins, mettons notre main dans celle du bon Dieu et acceptons de cette main toutes les choses imprévues, toutes celles sur lesquelles nous ne comptions pas et dont nous n'avons pas pu prendre mesure à l'avance.

Est-ce facile? Non. Chacun a sa personnalité, son caractère, sa santé. Quand il faut que tout cela plie, que toutes les volontés qui nous entourent s'unissent à la nôtre, ce n'est pas facile et il faut avoir recours à la grâce du bon Dieu. Evitons par-dessus tout d'être personnels, de nous carrer dans notre droit strict. Rappelons-nous l'axiome de droit: “Le suprême droit égal la pire injustice” - [“Summum jus, summa injuria”]. Il faut savoir sortir de notre personnalité, de nos manières de voir, de juger, d'agir. Toutes les fois que nous entrons dans un service, un emploi, un office déterminé, faisons abstraction de nos manières de voir et de notre caractère. Je sais bien que je vous demande beaucoup, mais je suis en droit de vous demander beaucoup. Ce que vous faites là est le bien le plus grand qui puisse se produire. C'est le terme de tous les efforts des gens de bien et de l'Eglise elle-même: amener l'éducation dans les voies du christianisme et de la conscience.

Quand on voit le testament du Général Boulanger, se suicidant sur la tombe d'une femme: “Avant d'entrer dans le néant...” Les jeunes gens lisent cela. Quand ils voient Gambetta mourant tué de la main d'une femme: “Et tout à l'avenant!” Si vous n'agissez pas fortement à quoi aboutirez-vous? À rien. Toute grande mission dépend du sacrifice de la personne qui en est chargée. Faites sérieusement votre mission quelle qu'elle soit; faites-la avec votre grec, votre latin, vos mathématiques, votre allemand, votre anglais, votre surveillance, votre discipline. Faites avec cela la sanctification de votre âme et de celle des autres. Voilà votre vraie mission. Vous n'êtes pas des employés, des membres d'un corps professionnel enseignant quelconque, vous êtes les portiers de l'Eglise de Dieu, vous avez à son recrutement la participation la plus active et les résultats de votre travail sont solides et inappréciables. Encouragez-vous bien. Tenez-vous sur les hauteurs.

Je serais extrêmement peiné, si j'apprenais encore, ce que j'ai appris plusieurs fois, qu'on s'écarte parfois de ces grands principes, qu'on n'y a pas assez réfléchi, qu'on n'apporte pas toute l'attention possible aux difficultés qui se rencontrent, d'allier le dévouement à l'obéissance passive, c'est-à-dire la vertu à laquelle je vous convoque : “Si Yahvé ne bâtit la maison, en vain peinent les bâtisseurs” (Ps 127:1). C'est à la prière, aussi et surtout, qu'il faut recourir. J'ai fait des reproches: cependant je vous remercie du concours dévoué que vous avez apporté à l'œuvre que nous avons entreprise.

Pour ce qui est des professeurs, il y a une méthode donnée, qui doit être suivie dans leur enseignement. Soyez vraiment et foncièrement professeurs, je vous en conjure. C'est très beau, si vous prenez à cœur vos élèves et votre enseignement: tout est sauvé, votre cœur, votre enseignement et vos élèves. Aimez un peu les âmes de vos élèves, intéressez-vous-y et, comme je vous le disais, tout est sauvé. Ce n'est pas difficile de leur témoigner de temps à autre un peu d'intérêt, de vous affectionner aux choses que vous faites et aux personnes que vous élevez. Voyez un vrai professeur: il a son caractère particulier. Il est extrêmement intéressant dans sa classe, plein de sève, de sentiment, il produit pour ses élèves, c'est là sa vie. S'il retourne vers lui-même, son existence est isolée, morte, froide. Les élèves sentent cela et s'attachent à lui, quelques-uns restent en chemin, la majorité comprend son dévouement et en profite. Il est fidèle au programme qu'on lui a donné, aux indications du préfet des études: c'est sa force. Quand j'étais au petit séminaire, j'ai eu comme professeur de la 6e à la 3e M. l'abbé Josse. Il y avait avant lui un autre professeur dont on se moquait, parce qu'il parlait toujours en classe et assez maladroitement. J'ai revu M. Josse à Meaux, où il était vicaire général, quelque temps avant sa mort: “Vous croyez peut-être que je vous ai oublié?” me dit-il. Il ouvrit son secrétaire et me montra deux narrations que j'avais faites, une en 4ème et une en 3ème Je vous ai placé là, à portée de ma main”. M. Josse était un professeur qu'on écoutait, qu'on estimait, qui savait vraiment son métier et qui l'aimait. Mes amis, faites un peu tout ce que je viens de vous dire.