Allocutions

      

Restez avec le Sauveur, vivez avec lui

Instruction du mercredi 21 juillet 1886
à la chapelle du Petit Collège à la réception au noviciat et du départ pour le Cap des Pères Charles Fromentin et Paul Rougelot

Mes enfants, la cérémonie de ce soir a un caractère particulier. Nous avançons pour vous deux le temps de la réception au noviciat. Cette réception immédiate, ce départ pour une mission lointaine et laborieuse paraît dire que nous allons bien vite en besogne. Il semble que lorsqu'on envoie quelqu'un si loin, on doive choisir parmi ceux qui ont souffert, qui ont consommé une partie de leur être à se préparer à ce grand acte, parmi les vétérans du sacerdoce et de l'état religieux, parmi ceux qui ont la lumière des sciences acquises, afin qu'ils emportent des habitudes formées, l'énergie pour supporter l'exil, la fatigue, la misère. Et c'est tout le contraire qui arrive aujourd'hui.

C'est que nous ne nous confions pas aux moyens humains mais en Dieu seul. En vous quittant, mes enfants, votre maître des novices, vos frères, vos Pères ne vous laisseront pas orphelins. Vous allez là, dans ce pays lointain, sous le regard de Dieu, de saint François de Sales, de la bonne Mère. Vous êtes enfants encore: ils vous conduiront dans le chemin, comme dit le prophète, en vous tenant par la main droite. Tant mieux, mes enfants, si nous ne pouvons avoir confiance en vous, tant mieux, nous aurons d'autant plus confiance en Dieu. Ce n'est ni en votre science, ni en votre puissance, ni en votre piété même que nous nous confions, c'est en Dieu seul. Il vous donnera ce qui vous manque, il fera le reste en vous.

Prenez courage. Que ce courage anime à jamais votre cœur. Nous allons nous ne savons où, mais il sera bon pour nous de nous y trouver, car nous n'y serons pas seuls, nous y serons avec le Sauveur.

Demain, mes enfants, vous aurez besoin d'un soutien, d'un guide. Le Sauveur sera cela pour vous. Il le sera comme il faut, je vous le promets. Soyez attentifs aux paroles qu'il vous dira. Ce sera comme la parole de votre maître des novices. Elle est grave, quelquefois sévère, mais c'est si bon ce qui est dit alors! La parole extérieure vous manquera sans doute. Vous n'aurez plus que la parole intime, le souffle du Sauveur si léger, si délicat, dit le prophète. Il était sur le mont Horeb, le prophète, et voilà un ouragan épouvantable, mais “Yahvé n’était pas dans l’ouragan”. Et voilà la flamme brillante, mais “Yahvé n’était pas dans le feu”. “Et après le feu, le bruit d’une brise légère” (1 R 11-12), comme le souffle qui sort imperceptible d'une poitrine humaine. Voilà le Seigneur! Et Elie se couvre le visage de son manteau, et il écoute dans l'adoration et le recueillement. Voilà le Seigneur! Soyez fidèles vous aussi à écouter le souffle de Dieu.
Il me semble, mes enfants que, quand vous foulerez la terre d'Afrique, tout vous parlera de Dieu, et qu'en tout ce que vous y ferez, il y aura un silence si grand dans votre âme que vous y recueillerez facilement la plus délicate des impressions divines. On demande ce silence là aux solitaires, aux religieux voués à la vie érémitique. Je vous demande cela à vous aussi, mes enfants. Vous en aurez mille fois plus besoin que les Trappistes et les Chartreux. Ce souffle de Dieu vous est bien plus nécessaire et indispensable qu'à eux. Défaites vous de vous-mêmes, de votre personnalité, ne vivez plus que de votre Directoire, de la pensée de notre saint Fondateur, de la bonne Mère. Les autres missionnaires font de grandes choses: n'en faites point. Tenez vous seulement intimement unis au Sauveur par votre Directoire, attachez vous à ne pas perdre la trace de ses pas, et il fera tout!

Voilà la mission que je vous donne. Allez dans la terre d'Afrique! Oh! Vous n'y ferez pas de miracles, de fondations merveilleuses. Non, c'est avec le Sauveur que je vous envoie dans cette terre barbare. Vivez avec lui. Que vos cœurs battent pour lui, qu'ils se pénètrent de son amour, qu'ils vivent à l'unisson de son cœur! Et, je le répète, c'est lui qui fera tout. Comprenez bien cela dans votre immense solitude. Ce sera comme à Scéthé, comme dans la Thébaïde: Dieu parlera. Ils n'entendaient, ces saints moines, d'autres bruits que celui du souffle des vents, ou des cris des oiseaux et des bêtes sauvages. L'oreille attentive des religieux, au milieu des bruits de la terre, distinguait les bruits du Ciel et les entretiens des anges, ils parlaient avec Dieu. Faites de même, mes enfants. Au sein des occupations et des surcharges de votre ministère, entendez le souffle de Dieu, et suivez-le fidèlement.

C'est là donc votre mission. Alors quand vous parlerez, quand vous instruirez les enfants, quand il sera nécessaire qu'en vous la prudence et la charité se donnent la main, Dieu vous éclairera. Vous ferez comme il vous aura dit à l'oreille, vous n'y changerez rien, vous n'y mettrez rien de vous. Allez avec ce bagage, allez avec notre saint Fondateur, avec votre Directoire, avec la bonne Mère Marie de Sales, avec nous, car nous ne vous abandonnons pas. Vous serez toujours les premiers et les plus constamment aimés dans notre souvenir, dans nos memento et nos prières. Nous vivrons avec vous. Et si nous avons de temps à autre quelque chose à offrir au Seigneur, comme Job, nous attendrons que tous nos enfants soient là, que toute la famille soit au complet, pour commencer le festin, le sacrifice, et chacun en aura sa part. Et la vôtre sera large et généreusement donnée.

Mes enfants, vous allez là dans une mission difficile. Le démon a semé là l'ivraie dans le champ du père de famille. Laissez pousser l'ivraie jusqu'au jour de la moisson, alors les serviteurs sépareront l'ivraie du bon grain. Laissez bien protester et crier. Les jours passeront, et l'on verra bien où est la vérité. Soyez patients. Entrez avec prudence dans la lice du combat, soyez doux et forts. Ne vous mettez pas vis-à-vis des hommes, mais en face de Dieu.

Mes enfants, vous porterez à nos Pères, à nos Sœurs de là-bas, l'assurance que nous ne faisons pas deux cœurs mais un seul et même cœur, une seule et même âme. Nos prières sont communes, notre vie est la même. Nous ne voulons pas avoir d'autre respiration que la leur.
Que le Sauveur Jésus, au signe duquel vous répondez en faisant ce premier pas dans la vie religieuse, répande sur vos esprits cette force, cet attrait divin qui rayonnait de lui quand il parlait aux multitudes, quand il les amassait sur les bords du lac de Génésareth. Qu'il soit lui-même votre organe, votre parole, le son de votre voix. Qu'il s'identifie pleinement avec vous. “Seigneur, où avez vous passé? Montrez nous l'empreinte de vos pas sur le sol stérile de cette Afrique où nous allons! Il faut que je sois un autre vous-même”—“Marchez donc devant moi”. La bonne Mère ne disait-­elle pas qu'on verrait le Sauveur marcher encore sur la terre? “Seigneur, il faut que ce soit vous qui apparaissiez en moi à ce peuple. Changez moi de telle façon qu'on ne reconnaisse plus que vous, et que tout le monde vous aime et vienne à vous!”

C'est ainsi, mes amis, que les Oblats de Saint François de Sales doivent travailler dans les missions. Il n'y a pas deux manières de faire, il n'y a que celle-là. “Mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent et j’œuvre moi aussi” (Jn 5:17). Quel était ce travail du Sauveur? Le travail dans la maison de Nazareth, et le travail dans sa vie apostolique, au milieu des populations de la Judée, et son travail aujourd'hui dans le Ciel. Le travail du Sauveur, il s'est fait toujours en union avec le travail incessant de Dieu le Père, de la Trinité sainte.

Voilà ce qu'il nous faut faire nous aussi, mes amis. Et voilà ce qui étend les horizons de notre travail et de notre vie d'ici-bas. Voilà ce que nous devons faire, voilà ce que nous croyons, voilà notre doctrine. Nous ne ferons pas autre chose sur cette terre. Et dans le Ciel, nous continuerons, nous chanterons là éternellement les louanges de Dieu. Ici-bas, notre travail est mesquin, bête, misérable. Il vous faudra sur la terre d'Afrique pétrir du sable, cuire des briques sous les rayons du soleil, à la sueur abondante de vos fronts. Il vous faudra porter le poids du jour et de la chaleur. Il vous faudra subir — chose bien plus dure — l'épreuve et la contradiction de la part des hommes. Travaillez avec le Sauveur, et tout cela sera déjà l'hymne éternel des cieux! Ce sera la même chose devant Dieu. La première chose sera pour vous le gage assuré de la seconde, elle sera le commencement de sa réalisation.

Retenez la parole que je vous dis ce soir. Ce sera le bonheur de votre apostolat. Qu'il commence, qu'il continue, qu'il se termine en l'éternité dans cet esprit avec le Sauveur! Partez avec les bénédictions du Sauveur Jésus, avec les bénédictions de vos frères et de tous nos Pères. Vous êtes plus sûrs de faire la divine volonté. Vous allez trouver Dieu là-bas mieux qu'ici, vous serez mieux assistés et plus confiants au dernier jour. Alors le Sauveur avec qui vous aurez si intimement vécu viendra vous dire: “Venez!” et vous viendrez comme de vrais Oblats qui découvrent le visage de ce Maître adoré qu'ils ont suivi sans le voir sur la terre.

“O mon Dieu”, lui direz vous, “vous êtes tout nôtre! Nous vous connaissons, nous vous aimons, car vous nous avez adoptés et serrés sur votre cœur. Nous n'avons pas voulu d'autre partage. Nous avons voulu vivre de votre souffle”. Amen! Amen!