Retraites 1894

      


PREMIÈRE INSTRUCTION
La retraite

Mes chers Amis, j'attache une grande importance à la Retraite de cette année. Ainsi que disait Notre-Seigneur, Non multa loquar vobis, je n'aurai pas longtemps encore à vous parler. Je désire bien que ce que je vous dirai vous reste comme un testament, un testament de respect et de foi, qui soit pour vous un appui et une base, un point de départ pour votre vie toute entière. Nous avons tous un bien grand besoin de cette Retraite. Nous ne sommes pas des gens de mauvaise volonté,  nous ne sommes pas des égoïstes, tant s'en faut ! Nous ne sommes pas des gens qui travaillons à nos propres affaires. Aucun d'entre nous, sans aucun doute, n'a ces intentions‑là. Que nous manque‑t‑il donc pour être de bons religieux ?

Jusqu'ici peut-être nous n'avons pas encore suffisamment compris ce que c'est que d'être un bon religieux. Cette intelligence complète de la vie religieuse est en effet une spécialité qui devient rare par le temps qui court. Autrefois, ‑ et il y a déjà longtemps ‑, on savait ce que c'était qu'un religieux : dans les familles chrétiennes, on l'apprenait sur les genoux de sa mère ; toutes les institutions sociales le proclamaient; c'était dans les mœurs. Les lois civiles elles‑mêmes en garantissaient le principe et le but ; elles protégeaient et sauvegardaient les règles religieuses et défendaient d'y porter atteinte. Aujourd'hui tous ces secours manquent à la vie religieuse. Il est facile de s'en apercevoir. Les volontés restent bonnes sans doute ; on ne veut pas mal faire ; on est bien décidé a remplir les devoirs essentiels envers Dieu; mais la note religieuse manque. Il est difficile de remonter le courant du fleuve; il est malaisé de se rendre maître des flots qui nous emportent à telle ou telle rive.

Il faut réagir. Mais réagir, c'est faire effort  ; et faire effort n'est pas la nature de tout le monde. L'effort est l'affaire d'un instant, d'un moment défini ; on ne peut pas faire effort tout le temps ; l'effort terminé, il faut du repos ; il faut forcément qu'on retombe dans son assiette ordinaire. Il en serait autrement, mes Amis, si nous étions foncièrement religieux et c'est pour cela précisément que nous sommes obliges de le devenir. Voyez autrefois : Les moyens qui garantissaient la vie religieuse étaient des moyens coercitifs ; on marchait entre deux murailles on ne pouvait pas aller à droite ou à gauche sans se heurter, sans se briser ; maintenant rien d'extérieur ne protège plus le religieux ; pas un mur, pas une haie, rien ; au contraire, il semble que le chemin glisse davantage sur les bords, il est plus en pente, il entraîne insensiblement...

Quel moyen employer donc pour nous protéger ? Celui de St François de Sales, le moyen préventif : mener une vie intérieure, bien unie à Dieu ; et nous serons protégés contre les tentations extérieures. Comme moyens extérieurs, le Directoire et les Constitutions nous suffiront si nous leur sommes fidèles : la parole écrite dans le livre, et la parole parlée que nous recevons de la bouche de nos Supérieurs. Voilà les deux conditions qui nous feront vraiment religieux. Avec cela nous aurons au‑dedans de nous‑mêmes tout  ce qu'il faudra. Nous serons facilement unis et reliés à Dieu. Voilà le secret. Avec cela nous vivrons dans la dépendance, dans la soumission, remplissant exactement toutes le obligations de notre vie religieuse.

Nous aurons donc à étudier sérieusement pendant la Retraite ce que nous avons à faire, chacun de nous en particulier, pour entrer dans cette voie, pour marcher, dans cette direction. Il faut nous changer tous ; il faut changer nos habitudes intérieures et extérieures, nos sentiments sur ce que nous avons à faire tous les jours. Il faut comprendre l'importance des moindres actes de notre vie religieuse ; il faut que nous sortions de la Retraite tout armés, prêts à entrer en lice, à bien combattre, à bien supporter toutes les épreuves, confiants que le bon Dieu nous aidera en tout cela et ne nous abandonnera pas.

Pendant la Retraite, nous méditerons nos vœux, nos obligations ; nous essaierons de les comprendre mieux. On fait, en général, assez bon marché de ses vœux : Je ne dis pas chez nous, sans doute ! mais je dis qu'en bien des endroits, en bien des lieux qui devraient être sanctifiés, la générosité, la constance dans la pratique des vœux religieux s'est bien relâchée ; c'est l'ignorance, c'est le manque de courage et de renoncement qui peu à peu envahissent tout. Il ne faut pas que nous agissions ainsi. Nous étudierons donc nos vœux, les obligations spéciales qui en découlent, l'esprit qui doit nous diriger dans la pratique de chacun d'eux. Nous étudierons les moyens qui nous sont donnés par nos vœux de marcher victorieusement dans la voie où le bon Dieu nous a appelés.
  
Cette Retraite est donc bien nécessaire pour chacun d'entre nous. Faisons‑la bien, et de tout notre cœur. Je vous en conjure, par l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ  pour nos âmes. Venite adoremus. Venez l'adorer en vous, venez adorer le Verbe, la parole de la Volonté de Dieu sur vous, la lumière que Dieu vous donne, afin qu'elle brille constamment, afin que vous n'égariez point vos pas. Cette Retraite nous mettra dans le vrai ; nous aurons un sentiment, une lumière pour comprendre et aimer ce que Dieu demande de nous, et ce qu'il demande de nous à chaque instant.Cette Retraite, nous la devons très bien faire ; nous le devons à nous-mêmes, et nous le devons à tout l'Institut ; nous le devons à la Sainte. Eglise. Nous sommes des Oblats de St François de Sales, et il faut que nous le soyons bien vraiment ; et c'est notre Retraite qui nous aidera à le devenir. Un Oblat de St François de Sales, c'est quelque chose de tout particulier ; ce n'est ni un Capucin, ni un Jésuite, ni un Ligorien ; il a sa vocation spéciale et parfaitement délimitée. Nous sommes les vrais héritiers de la doctrine et des moyens de St François de Sales. Tout le monde nous le dit, et nous devons le croire ; nous savons bien du reste que c'est la vérité. Nous sommes en outre les héritiers des moyens et de la doctrine de la Bonne Mère Marie de Sales ; nous pouvons en être assurés. C'est à nous qu'elle a confié le don que le bon Dieu lui a fait pour le salut des âmes  ; elle nous l'a répété bien souvent. Et ils doivent, ‑ les Oblats ‑ , ajoutait‑elle, porter la lumière jusqu'aux extrémités du monde.

Voilà, ce que la Bonne Mère a affirmé; et le bon Dieu a confirmé cette promesse par mille preuves bien certaines et indubitables. Voilà ce que nous oublions trop souvent. Les jeunes se regardent volontiers comme des séminaristes ; les anciens comme des prêtres comme il faut,  sans doute, mais un peu trop sécularisés. Les professeurs sont volontiers de bons et honorables professeurs, mais qui ne se montrent pas assez religieux. Ceux qui sont employés dans les travaux du saint ministère, se bornent trop à n'ambitionner de faire que ce que font les autres prêtres qui sont dans une situation analogue. Ce n'est pas cela du tout que nous devons faire, mes Amis. Nous n'avons pas à nous mettre au‑dessus des autres prêtres sans doute; mais, religieux, nous devons essayer de viser plus haut qu'il ne leur est demandé de viser.

Voyez comme les pères Jésuites sont loin de ressembler aux Capucins. Il y a l'immensité, le chaos entre eux. Chacun sert Dieu avec sa méthode particulière. Chez nous, à première vue, il est difficile de distinguer notre caractère particulier, notre physionomie. On nous demande  Qu'avez‑vous donc de particulier ? Sans doute si nous portions un habit différent des autres, on nous distinguerait au premier aspect. Néanmoins, mes Amis, si nous étions bien tout ce que nous devons être, on nous reconnaîtrait bientôt.

Un Oblat de St François de Sales a sa manière d'être particulière, et ne ressemble pas à tout le monde, et dans sa vie intérieure, et dans les actes de son ministère, et dans sa physionomie extérieure elle‑même qui doit refléter le don que Dieu a mis en lui. Soyons fidèles à bien garder ce don de Dieu : car le don qu'il nous a fait, il peut nous l'enlever. C'est un trésor que Dieu nous a confié, mais il faut le faire fructifier. Vous savez la parabole. Le maître en s'en allant donna des talents à chacun de ses serviteurs : à l'un cinq, à l'autre deux, à l'autre un seul. Celui qui n'avait reçu qu'un talent eut peur de le perdre ; il craignit les voleurs ; il noua son talent dans son mouchoir, et s'en alla l'enterrer dans un trou. Serve nequam, mauvais serviteur !  lui dit le maître. Il faut bien faire attention à cela, mes Amis. Ce serviteur‑là n'était pas un homme malhonnête ; il n'avait pas dissipé le talent qui lui avait été confié ; ce n'était pas un méchant ; somme toute il n'avait pas grand-chose à se reprocher. Il n'avait pas voulu se donner la peine de porter son argent à la banque; il avait craint de le placer mal, et il le rendait à son maître tel qu'il l'avait reçu de lui. Serve nequam !

Pénétrons-nous bien, nous aussi, de la grande obligation que nous avons contractée en étant Oblat de St François de Sales.  Vous verrez mieux cela pendant la Retraite que vous ne l'avez peut‑être jamais vu, La Congrégation des Oblats, aujourd'hui, c'est vous. La Congrégation dans dix ans, ce sera encore vous ; dans cent ans, dans deux cents ans, si elle existe encore, ce sera encore vous, vous‑mêmes, comprenez‑le bien. C'est un héritage que vous avez reçu et que vous passerez à d'autres : qu'il ne se détériore pas entre vos mains ! On ne remontera pas ce que vous aurez démonté ; on ne redorera pas ce que vous aurez usé ; on ne raccommodera pas ce que vous aurez brisé. C'est une terrible responsabilité que celle que l'on peut ainsi encourir.

Je sens, moi, tout le poids de cette responsabilité, en ce qui me concerne. J'ai hésité bien longtemps avant d'écouter la Bonne Mère mais maintenant j'ai un sentiment bien intime et bien vif au dedans de moi‑même. J'aimerais mieux, je crois, au  jugement dernier, apparaître chargé de tous les péchés du monde, plutôt que d'être coupable d'avoir failli à cette responsabilité, de m'y être soustrait par ma faute, d'avoir détruit le don que le bon Dieu m'avait fait pour le salut des âmes. Donc que chacun pendant la Retraite pense bien à cette responsabilité. Nous verrons ensemble les moyens d'y être fidèles, d'être de réels et sérieux Oblats. Nous devons aussi, mes Amis, à l'Eglise de Dieu, de bien faire cette retraite. Pourquoi la Bonne Mère est‑elle apparue à cette époque‑ci ? Pourquoi le bon Dieu a‑t‑il voulu révéler des voies toutes nouvelles pour faire marcher les âmes dans le chemin de sa sainte volonté. Pourquoi ces lumières qui étonnent, qui éblouissent ? Je vous ai cité déjà bien souvent la parole que me disait Mgr. Zitelli: “Mon Père, vous ne pouvez pas avoir idée de ce que produira dans l'Eglise la doctrine de la Bonne Mère Marie de Sales. Les résultats en seront immenses.” Voilà donc le trésor qui nous est confié. Il a été déposé entre nos mains pur et limpide, sans alliage! Nous devons à la Sainte Eglise de maintenir intact ce dépôt et de le faire fructifier.

Vous trouverez ce dépôt tout entier dans la Vie de la Bonne Mère, sa manière d'être, de parler, ce qu'elle a écrit, sa doctrine ; c'est elle toute entière : ce n'est pas comme ailleurs, elle à moitié ou aux trois quarts. Et à qui cet héritage a‑t‑il été confié ? Qui le possède actuellement ? Nous, sans contredit. Chaque fois qu'on a voulu retenir quelque chose de la doctrine de la Bonne Mère, qu'on a essayé d'y ajouter ou de la modifier, le bon Dieu a brisé l'instrument, si bon qu'il fût, qui déviait de la droite ligne. Le bon Dieu n'a voulu protéger ‑mais il l'a fait visiblement‑ que ce qu'elle avait fait, que ce qu'elle avait dit. Cette œuvre de la Bonne Mère, qui doit la continuer ? Nous. Quand un évêque consacre un prêtre, il lui met dans les mains l'huile sainte, il les oint et consacre, c'est l'accomplissement définitif de ce qu'il avait dit déjà au diacre : Mundamini qui fertis vasa Domini : purifiez‑vous, vous qui portez les vases du Seigneur.

Le prêtre non seulement doit porter les vases sacrés, mais il doit toucher au Corps de Notre-Seigneur lui‑même ; et voilà pourquoi ses mains sont consacrées. Purifiez‑vous, vous aussi, qui avez à  porter les grâces immenses que Dieu destine aux hommes, les trésors de sa doctrine, de sa force et de sa prudence. C'est vous qui en êtes les dépositaires ; ce sont vos mains, ce sont vos paroles, vos actes, votre doctrine, votre cœur, qui doivent exprimer cette doctrine, la rendre visible au monde qui en a tant besoin. De là pour nous, mes Amis, l'obligation de vivre vraiment en Oblats. La preuve sensible de ce que je vous dis là en est dans ce que vous avez déjà pu obtenir, dans ce que nous avons fait déjà. On nous le dit de toute part : cela sent le bon Dieu, c'est Lui qui est là, on le sent et on le voit. L'âme qui tombe dans ces filets‑là trouve le bonheur ; elle se laisse gagner bien vite , elle comprend qu'elle n'est plus prisonnière  ; elle s'abandonne à Dieu ; elle l'aime, elle se donne à Lui à chaque instant ; et Dieu répond à chaque instant par ses grâces. Vous trouverez difficilement cela au même degré ailleurs. Soyons donc de bons Religieux, faisons donc une bonne Retraite pour nous, pour la Congrégation, pour la Sain te Eglise tout entière.

Est‑ce difficile ce que je vous demande ? Non. Je vous le redis pour la millième fois. Ce n'est pas difficile. Il ne faut pas vouloir faire, mais laisser faire  ; il ne faut pas travailler, mais vous laisser travailler. Je reconnais que c'est quelquefois beaucoup plus pénible. Mais, mes chers Amis, croyez à la Retraite, à la sanctification par la Retraite. Faites vos exercices avec une grande ponctualité, avec un souverain respect. Traitez chaque exercice avec tout votre cœur, avec toute votre bonne volonté. Je ne vous dis pas d'éprouver des sentiments, des consolations. Le sentiment, c'est la goutte d'huile que le bon Dieu met dans les rouages. La machine peut marcher sans cela ; les rouages crieront un peu sans doute mais ils fonctionneront. Prenez donc cœur à chacun des exercices de la retraite. Servez‑vous de chacun d'eux comme des sacramentaux. On prend de l'eau bénite pour expier ses péchés, faites aussi vos exercices de la Retraite pour expier vos péchés ; et chaque exercice vous apportera sa grâce spéciale de pardon et d'aide efficace.

Le sacrement de pénitence est un signe sensible qui porte avec lui sa grâce. Les exercices de la Retraite sont aussi des signes sensibles qui portent la grâce avec eux. Faites cela et vous vivrez ; croyez à cela et le bon Dieu vous éclairera, vous illuminera, en mesure de la fidélité que vous apporterez à chacun de ces exercices. Je recommande donc une grande ponctualité à l'obéissance. Ne faites rien sans demander permission, sans bien vous assujettir. Le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger. Prenons donc ce joug sur nos épaules. Si quelque particularité est nécessaire, demandons la permission, bien exactement. Gardez vos âmes dans un silence religieux, et vous recevrez abondamment le trésor des dons de Dieu. Et si Dieu ne vous donne rien, si vous portez le poids du jour et de la chaleur sans consolation, si vous moissonnez dans un champ aride où il faut recueillir péniblement vos gerbes épi par épi, allez courageusement : le Sauveur vous apparaîtra au bout de la journée. Vous n'aurez pas fait grand-chose, vous semblera‑t‑il, vous aurez tout de même votre denier ; et les autres qui auront paru récolter et travailler davantage n'auront que leur denier comme vous. La récompense sera la même, puisque vous aurez mis autant de bonne volonté qu'eux.

Que la Bonne Mère Marie de Sales soit vraiment la lumière et l'inspiratrice de cette Retraite. Mettez‑vous tous sous son aimable et maternelle protection. Qu'elle nous fasse faire notre Retraite comme elle-même faisait les siennes. Lorsqu'elle venait alors me demander le secours de mes prières, ce qu'elle me disait était bien bon, bien touchant ; je m'en servais pour aller au bon Dieu, et cela m'aidait extrêmement. Qu'elle vienne aussi nous aider et nous dire quelques bonnes choses pendant la Retraite !