Retraites 1892

      


TROISIÈME INSTRUCTION
La tentation

Saint Jérôme, dans la vie de saint Antoine, raconte que les religieux étaient venus trouver saint Antoine pour lui demander le secret de la victoire dans les combats contre les démons. Et le saint répondit: “Il y a plusieurs moyens: la prière, la mortification, et surtout une grande défiance de soi‑même. Ce sont là les principaux moyens d'éviter et de surmonter les tentations”. La tentation est quelque chose de bien étendu. Dans l'Apocalypse, il est dit que la tentation est venue s'étendre sur toute la surface de la terre. C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'hommes qui ne soient tentés, et pas de vertu qui ne soit exercée, combattue par la tentation, et pas de fautes ou de péchés qui ne soient conseillés, suggérés par la tentation. Vous parler de la tentation, c'est donc quelque chose de bien vaste, de bien indéterminé. Pourtant en prenant l'Evangile, je vois qu'on peut ranger la tentation sous trois aspects. Le premier: “Si tu es Fils de Dieu, dis à cette pierre qu’elle devienne du pain” (Lc 4:3). C'est la tentation de la sensualité.

La tentation de la sensualité est celle qui commence la première dans la vie de l'homme. Nos tentations d'enfant étaient toujours des tentations de sensualité. Les tentations de jeunesse sont encore des tentations de sensualité. Est‑ce que les désirs qui viennent au cœur du jeune homme, est‑ce que ses inclinations ne lui disent pas en toute circonstance, à tout objet qui se présente et dont il peut jouir: "Dis à cette pierre qu’elle devienne du pain”? Est‑ce que ce n'est pas la tentation qui s'élève de toutes les choses qui nous entourent: contenter ses aises, satisfaire ses goûts, ses inclinations mauvaises? Est‑ce que toutes ces suggestions qui se succèdent et se répètent ne redisent pas les paroles du tentateur: "Dis à cette pierre qu’elle devienne du pain?” Pourquoi cette chose‑là ne serait‑elle pas ta proie, ne t'appartiendrait-elle pas? Jouis‑en!

Cette tentation‑là ne dure pas que le temps de la jeunesse: elle se développe même avec les années et devient plus forte dans les premiers temps de l'âge viril. Il y a là un combat très sérieux, et tellement sérieux que la vertu d'un grand nombre y succombe, et la vocation d'un grand nombre. Que faire contre la tentation de la sensualité? Quand elle revêt la forme de la gourmandise, il n'y a qu'à faire des actes contraires. Il faut trouver moyen de se mortifier le goût, de détruire l'appétit sensuel que Dieu a mis en nous pour le bien, pour la conservation de notre santé et de notre vie, mais non plus pour des excès.

Il faut s'y mettre de bonne heure. Tel homme plus tard se laisse aller à des excès violents dont le germe était souvent visible dans le petit enfant. Tout homme est plus ou moins sensuel. Il faut donc veiller sur les appétits et les convoitises de notre nature. Au grand moyen de la prière joignez la mortification matérielle et physique, puisque la passion nous porte à quelque chose de matériel. Mortifions‑nous. Le jeûne n'est pas possible à tous: les grandes privations ne sont pas toujours praticables non plus. Ce qui est héroïque n'est pas à la portée de tout le monde. Et puis il faut se défier toujours un peu de ces mortifications héroïques qui, une fois passées, laissent quelquefois tomber plus bas encore. Pour nous, nous n'essaierons pas d'écraser l'ennemi en une seule fois: nous le détruirons petit à petit. On nous donne quelque chose à manger qui ne nous plaît pas tout à fait. Nous le mangerons généreusement, dans le but d'obtenir de Dieu la victoire. Nous sommes obligés, de par la médecine, de prendre un remède désagréable. Prenez-le avec l'intention de combattre en vous la sensualité. Faites bien surtout la petite pratique du Directoire. Ayez soin de ne jamais satisfaire tout à fait votre goût; modérez la nature quand elle veut prendre toute sa jouissance.

Toutes ces pratiques, dont quelques‑unes vous coûteront beaucoup, amèneront l'apaisement de la tentation et vous procureront la grâce. Nous sommes tous exposés à cela, mais surtout nos missionnaires qui n'ont pas toujours ce qu’il  leur faut, qui pendant plusieurs jours quelquefois manquent du nécessaire et qui ont alors besoin de se réconforter, et qui ont d'autant plus de facilité par là même de tomber dans l'excès et dans la sensualité. Ce n'est pas une question à négliger. Il faut faire ce qu'a fait Notre-Seigneur dans la tentation. Il n'a pas changé les pierres en pains: “Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme,” répondit‑il au démon, “mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu” (Mt 4:4). Allez à Notre-Seigneur, priez.

Je sais bien que nous ne sommes pas dans des conditions telles que nous puissions avoir de bien grandes tentations de ce côté-là, mais nous en aurons néanmoins. Il faut nous y attendre; et il faudra prier et être vigilant, pour nous maintenir dans les bornes de la sagesse et de la vertu religieuses. Ayons soin de ne jamais changer les pierres en pain. Prenez les choses telles qu'elles sont et non pas telles que nous puissions y trouver des jouissances. La prière, je le répète, est alors une aide puissante. Rappelez-vous ce qu'a fait la Sœur Marie‑Geneviève et la grâce qu'elle a obtenue un jour pour un pauvre prêtre, bon du reste, qui retombait chaque jour dans ses habitudes d'ivrognerie, habitudes invétérées et qui revêtaient un caractère tout particulier de gourmandise et de recherche. Pourquoi en pareilles circonstances, ne prierons‑nous pas Sœur Marie-Geneviève de nous venir en aide? Elle l'a fait une fois, elle peut le faire encore.

Cette tentation de sensualité peut nous attaquer encore sous un autre point de vue. Les mauvais désirs du cœur peuvent venir nous dire: “Dis que ces pierres deviennent des pains” (Mt 4:3). Des figures dangereuses peuvent venir passer devant notre imagination et solliciter notre cœur au mal. Ce qui doit être pour vous de pierre voudra devenir à votre usage. Là surtout, il faut, mes amis, une grande vigilance, une grande prudence. Il faut être un bon nautonier; il faut bien conduire notre barque, éviter les dangers, éviter les récifs et sonder à l'entour du navire avec une prudence extrême. Soyons vigilants sur tous nos sens, sur nos yeux, sur notre cœur. Cette tentation‑là ne peut s'éloigner que par la prière, le jeûne et l'abstinence. Je n'entends pas par là sans doute le jeûne rigoureux, la privation de toute nourriture. Mais j'entends l'abstinence des jouissances plus ou moins dangereuses, des regards déréglés et curieux, des pensées qui roulent autour d'objets qui peuvent exciter le sentiment du mal. Abstenez‑vous des sentiments qui s'implantent trop vivement dans votre cœur et qui ont une inclination mauvaise. Il faut alors vous servir souvent de la parole de Notre-Seigneur: “Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu” (Mt 4:4).  Il faut recourir à la Sainte Vierge.

Vous le savez du reste, la tentation par elle‑même n'est pas une faute; c'est quelquefois au contraire un grand avantage, un grand profit. Saint Paul et les plus grands saints ont été tentés. Saint Jérôme n'a été un si grand saint que parce qu'il a eu de grandes tentations. Saint Antoine, les anciens Pères du désert faisaient profession de lutter contre Satan et de remporter sur lui d'éclatantes victoires. Les combats ici‑bas sont continuels. Il ne faut donc pas se désoler de ces sortes de tentations. Elles ne portent pas dommage à l'âme, elles ne nuisent pas à l'âme religieuse. Au contraire, elles sont pour l'âme un puissant ressort; elles activent son énergie. Les grands dévouements sont tous établis sur un fonds de grande patience. Voilà pourquoi, dans la direction des âmes, il faut encourager ceux que nous trouvons ainsi travaillés. Il faut leur montrer que tout n'est pas perdu; au contraire, ils trouveront dans la lutte une force très grande. Il n'y a pas à s'effrayer jamais de la violence de ces tentations; il faut bien diriger les efforts et savoir les utiliser. Dieu n'est pas injuste et il est notre Père. S'il permet quelquefois des luttes si violentes, il n'a pas l'intention de faire tomber l'âme dans le péché: c’est afin de nous fortifier et de nous purifier par l'épreuve, et de nous récompenser par la victoire et ses mérites. Encore une fois, ces sortes de tentations ne sont pas un malheur du tout. Que le combattant se renseigne, qu'il fasse ses provisions; qu'il s'entretienne avec son confesseur des moyens de réussir; que jamais surtout il ne se décourage; et il est sûr d'une glorieuse et heureuse victoire. La tentation ainsi combattue est l’élément infaillible du zèle, du courage, de la générosité, de la sainteté. “Où étiez‑vous, Seigneur, quand je combattais?” — “Près de toi, et d'autant plus près, que le danger était plus vif, que la lutte était plus pressante”.

“Jette-toi d’ici en bas, car il est écrit: «Il donnera pour toi des ordres à ses anges, afin qu’ils te gardent... Sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre»” (Lc 4:9-11). Qu'est‑ce que c’est que cette tentation qui arrive d'ordinaire un peu tard, tentation de se jeter à côté, de ne pas rester où l'on doit être? Dans la vie religieuse, c'est la tentation du novice. Lisez la vie des premiers Pères, lisez la vie de saint Bernard: vous verrez que ce fut toujours là la tentation de tous les novices: “Jette-toi d’ici en bas. Tu es sur le pinacle du temple, dans un endroit bien élevé, ne reste pas là, jette-toi de côté. Il n'y a pas que les religieux qui se sauvent; les anges de Dieu sont là pour te recevoir. Tu feras mieux ailleurs”. Quel est celui qui, dans le chemin de sa vocation sacerdotale ou religieuse, n'a pas entendu quelquefois ce: “Jette-toi d’ici en bas”?

Qu'y a‑t‑il à faire? Il faut répondre ce qu'a répondu Notre-Seigneur:  “Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu” (Lc 4:12). Est‑ce que je suis le maître de quitter la voie dans laquelle je suis? Est-ce que je suis le maître de ma vocation? Pourquoi irais‑je à droite quand Dieu m'a mis à gauche? Pourquoi tenter Dieu, et de quel droit imposerais‑je à Dieu la marche à suivre avec moi? Saint Bernard disait à ses jeunes novices: “Vous voulez pratiquer l'humilité, l'obéissance jusqu'à un certain point; vous devez à Dieu une âme droite, des pensées saintes et légitimes. Pourquoi ne pas prendre les moyens que Dieu vous met entre les mains? Est‑ce à vous de dire à Dieu: «Prenez tel chemin, et je vous y suivrai?»”

C'est donc une tentation très fréquente, et chez les novices, et souvent aussi chez les autres, une tentation qui peut avoir des effets désastreux, de se jeter du haut du temple et de se précipiter en bas sur le pavé. Ce qui est dit de la vocation en général s'applique aussi à toute la suite de la vie religieuse. Est‑ce que dans les actes de la vie religieuse, en face des devoirs imposés, le tentateur ne dit pas souvent: “Jette-toi d’ici en bas?  Reste en dehors de l'obéissance qui te coûte, du devoir à accomplir qui te gêne”?

Nous pourrions revenir aussi sur tous les points de la vie religieuse. Nous avons tous cette grande tentation de nous jeter en dehors. Pour les travaux théologiques, par exemple. Je ne sais pas si c'est le diable qui donne ce conseil-là; en tous cas ce n'est pas le bon ange! Le supérieur général a dit qu'il fallait tous les jours, autant que possible, se ressouvenir de l'obligation faite aux Oblats, par la Constitution et le chapitre général, de faire de la théologie. Cette prescription‑là n'est pas en dehors de ses droits réels. Mais voilà: on ne fait pas de la théologie, alors que c'est prescrit, et on prend l'habitude de crier: “Chez nous, on ne fait pas de théologie”. Et on n'en fait point, c'est vrai: ceux‑là, du moins. On n'a pas le temps d'en faire! J'ai devant moi quelqu'un que je puis prendre à partie. Voilà le Père Rollin. Personne ne dira qu'il n'a rien à faire. Il fait son devoir de théologie consciencieusement, comme quand il était sur les bancs du séminaire de son diocèse. Voilà le Père Perrot, qui n'a pas souvent grand temps à lui. Il est malade et, outre toutes ses occupations ordinaires, il faut qu'il se soigne. Combien d'autres diraient: “Moi, je ne peux pas ”. Il fait ses devoirs de théologie. Il est étrange que ce soient les deux plus malades qui sont les plus exacts, et que d'autres qui se portent bien ne peuvent pas faire ce devoir. Et il est étrange que ceux qui ne le font pas répètent en cœur: “On ne fait pas de théologie chez nous”. Ils ont bien raison! Mais c'est parce que qu'ils n’obéissent pas aux Constitutions.

Il ne faut pas comme cela se jeter en dehors de l'obéissance. C'est un vrai “Jette-toi d’ici en bas”. Vous ne faites pas de théologie, et vous prêchez, et vous confessez, et vous catéchisez? Donnez‑moi un professeur de septième qui n'ouvre jamais sa grammaire, et quel professeur cela fera‑t‑il? Chaque chose vaut ce qu'elle coûte. La direction que vous ferez, et les sermons que vous prêcherez, si vous ne faites pas de théologie, ne vaudront pas grand chose. Vous deviendrez une cloche fêlée. Que donnerez‑vous aux autres, si vous n'acquérez plus rien? On venait chercher de l'eau à votre citerne, et on n'a trouvé que de la boue. Et vous deviez fournir l'eau de la grâce!

Que le P. Lambert, qui est chargé de cela, m'apporte les cahiers de théologie qu'il doit m'apporter. Qu'il s'arrange de façon que chaque trimestre — et les trimestres sont de 4 mois, trois fois par an — chacun lui rende son devoir terminé. Il ne faut pas certainement plus de huit heures pour faire ce travail; et ceux qui ont une certaine facilité peuvent bien le faire en cinq ou six heures. Je ne vous demande pas de faire un traité de théologie, mais de repasser votre théologie.

“Jette-toi d’ici en bas”: Ne faites pas cela. C'est, je le répète, une inspiration funeste. Il y a là une certaine influence du démon. Saint Antoine disait à ses jeunes religieux: “Défiez‑vous du démon qui cherche à vous faire aller en dehors de votre voie, qui est votre sainte règle, et en dehors de la voix intérieure des inspirations de Dieu. Prenez garde de ne pas aller en travers de la Règle et de l'obéissance”. Faites bien attention à ce grand devoir de l'étude de la théologie, et en général à l'accomplissement fidèle de tous vos autres devoirs de la vie religieuse.

Une troisième tentation, c'est la tentation de la convoitise, de l'argent: “Si tu te prosternes devant moi...” (Lc 4:7). C'est la grande tentation des gens du monde. Et il ne faut pas prendre cette scène de l'Evangile au figuré, mais dans toute la réalité. La Franc‑Maçonnerie ne fait‑elle pas profession d'adorer Satan? J'ai eu de ces choses‑là un témoignage personnel, il y a longtemps, et je ne savais qu'en croire. Dans une maison voisine de l'hôtel de ville, c'est un brave homme, M. Fandart, qui en a été témoin oculaire et qui me l'a raconté. Une nuit il s'est passé dans une réunion maçonnique une scène étrange où le diable est apparu et a reçu les adorations des assistants. Le diable offre encore là et ailleurs de l'argent et des honneurs à ceux qui en veulent. “Si vous voulez tomber à plat‑ventre devant moi, vous, qui voulez la fortune et les honneurs, et vous, pauvres pères de famille, qui cherchez un morceau de pain pour le donner à vos enfants”.

Cette tentation universelle, est-ce qu’elle ne se sent pas un peu chez nous? Est‑ce que le diable ne cherche pas à nous faire tomber aussi? Ne cherche‑t‑il pas à nous accorder quelque chose de ce que nous désirons, afin d'obtenir de nous un peu de considération? Le diable, je crois, n'a encore rien obtenu de ce côté‑là chez nous; mais il faut que nous prenions nos précautions de loin. Je vous dis cela pour vous instruire. Cela se rencontre dans les communautés les plus régulières et les plus mortifiées: la tentation des places, des charges, des honneurs, de toute distinction qui élève au‑dessus de ses frères. A la Visitation même, qui s'en douterait? c'est une tentation qui se glisse parfois. On veut être Supérieure, assistante, faire quelque chose d'extraordinaire. Où le diable va‑t‑il se loger? Faisons attention, et si cette tentation nous vient jamais, répondons avec Notre-Seigneur: “Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et à lui seul tu rendras un culte” (Lc 4:8). Faisons un peu attention; tout est spirituel chez nous, tout est un peu fin; acceptons de temps en temps les petites humiliations qui nous arrivent, et notre humilité fera chaque année des progrès. Prenons bien ces humiliations, sans révolte, et disons:  “À lui seul tu rendras un culte” (Lc 4:8).

Prions pour que Dieu donne la victoire à ceux qui sont tentés; prions pour nos frères qui sont éloignés de la communauté, et qui sont d'autant plus violemment tentés qu'ils sont plus éloignés; prions pour nous‑mêmes. Nous sommes bien armés, mais si nous laissons un coin s'entamer, l'ennemi peut arriver jusqu'au cœur de la place. Continuez votre retraite avec ce fonds. Soyez saints, soyez mortifiés, soyez victorieux contre les tentations. Et quand vous aurez bien combattu les bons combats du Seigneur, les tentations partiront et vous aurez la couronne que vous aura méritée votre victoire.