Retraites 1884

      


DEUXIÈME INSTRUCTION
Les origines des Oblats

En vous parlant ce matin de la retraite, je n’ai rien dit des exercices de la retraite. Nous reviendrons là-dessus. Peut-être vous parlerai-je plus en détail du silence, du recueillement, de la fidélité au règlement. Je vous parlerai ce soir des origines des Oblats: en revenant à notre point de départ, nous comprendrons mieux notre but et les moyens que nous devons employer pour atteindre ce but.

Il y a beaucoup de religieux dans l’Eglise. Les Ordres religieux forment une armée nombreuse et bien équipée. La Révolution sans doute en a diminué le nombre, mais, à l’heure qu’il est, les religieux ont multiplié leurs rangs et portent un secours très appréciable à l’Eglise. Pourquoi donc les Oblats? Que viennent-ils faire au milieu de tant d’autres? Quand Dieu veut faire naître un ordre nouveau, il inspire directement ou indirectement les fondateurs, il leur montre un but à atteindre, il les pousse. Puis vient l’Eglise qui sanctionne l’inspiration de Dieu en acceptant la Règle, en approuvant les Constitutions.

Il y a quarante ans, quand la Mère Marie de Sales vint à Troyes, elle n’avait qu’un but, la fondation des Oblats. Dieu l’inspirait et l’y poussait: voilà nos origines. Qu’était-ce donc que la bonne Mère ? Toute petite enfant c’était une grande sainte, et il y aurait des choses délicieuses à dire sur ses premières années. Je raconterai plusieurs de ces choses en faisant sa Vie. Ce n’est pas là le lieu d’en parler. Religieuse au monastère de Fribourg, elle était toute jeune, Dieu la favorisait déjà de grâces surnaturelles extraordinaires. Sa Supérieure, sa maîtresse des novices, lui ordonnèrent d’écrire ce qu’elle recevait de Dieu. J’ai entre les mains ce petit cahier que l’obéissance lui fit écrire; je l’ai lu et relu bien souvent. Si je ne regarde que le côté littéraire, c’est un poème magnifique, c’est la conquête que le Sauveur fait de cette âme, qui le suit fidèlement et s’abandonne à lui.

Mais il y a bien autre chose dans cette œuvre vraiment magistrale. Ce sont nos origines. C’est le Sauveur pressé d’ouvrir son cœur à sa servante et qui lui montre des moyens nouveaux donnés par la miséricorde de Dieu pour sauver les hommes. La jeune religieuse est choisie pour être la dépositaire et la confidente de ces moyens nouveaux. Quel nom donne-t-elle à cet ensemble de moyens offerts par le Sauveur à sa créature ? Elle appelle cela la Voie; et ce nom est bien choisi. C’est un chemin, via, chemin dans lequel on marche avec le Sauveur, on marche sûrement, au milieu des souffrances; c’est le chemin qui mène aux grâces, à la paix, au Ciel. La bonne Mère Marie de Sales devait avoir la révélation de la Voie, elle devait la préparer, l’établir avec le Sauveur, mais elle ne devait pas en être la dispensatrice extérieure. Que de fois ne m’a-t-elle pas répété que cela était mon affaire, que c’était moi que Dieu avait choisi pour enseigner la Voie et l’établir au milieu des hommes. Et je lui répondais que cela m’ennuyait. Je ne voulais pas de ça. Je ne voulais pas des desseins de Dieu sur moi. Et Dieu parlait toujours: Dieu parlait par des miracles, miracles que je raconterai ailleurs.

La bonne Mère ne faisait pas de miracles dans l’ordinaire de la vie. Elle n’aimait pas les miracles. Tous ceux qu’elle a faits étaient au sujet de la Voie; ils étaient un rayonnement de la Voie. Quand je lui disais: “Vous m’empêchez de travailler, de faire de la théologie” —  “Oh! Vous verrez plus tard, me disait-elle, vous lirez dans le livre.” Mais je ne voyais toujours rien. Parfois quand j’avais refusé de l’écouter, elle allait aux plus humbles de ses religieuses, leur demander des prières, des lumières. Il y avait là la Sœur Marie-Geneviève. Je vais vous dire ce que c’était que la Sœur Marie-Geneviève, afin que vous ayez confiance en elle. Elle était la domestique de Mme Huguier, la sœur du vieux M. Pigeotte, le médecin. Elle n’était pas trop sage. Un jour, elle passait devant la cathédrale et vit un magnifique équipage traverser la place et se diriger du côté de l’Evêché. Elle allait regarder curieusement; une voix intérieure lui dit fortement: “Ne regarde pas, fais ce sacrifice et tu verras ensuite, et je t’accorderai de grandes grâces”. Qui est-ce qui me parle ainsi? se dit-elle. Ce ne peut être que le bon Dieu! Elle obéit et entra à l’Eglise sans rien regarder. La même voix intérieure lui dit avec la même force: “Va-t-en à la Visitation, c’est là où le bon Dieu t’appelle”. Elle s’en retourna raconter cela à sa maîtresse, et quelque semaines après elle était à la Visitation. “Vous n’écoutez pas trop notre Mère”, me disait-elle souvent. “Mais si, lui disais-je, je l’écoute.” —  “Oh! non, mais je vais prier pour vous.” Et j’avais grande confiance en ses prières.

Un jour un curé que je connaissais beaucoup entre dans ma chambre. “Je suis un misérable, me dit-il, je n’y tiens plus.” Croyant qu’il s’agissait de quelque faute contre les mœurs, je le pris par la main et je lui dis: “Confessez-vous. Tenez, mettez-vous là à genoux. Au nom du Père...” Il cède, il se met à genoux, récite son Confiteor. Puis il se relève vivement: “Non, je ne veux pas vous l’avouer en confession; nous sommes trop amis et ce serait manquer de confiance envers vous. Je ne veux rien vous cacher. Voilà ce que c’est. Je m’enivre, je me soûle, et avec des liqueurs on ne peut plus recherchées, avec de la Chartreuse; et il me nomma encore une autre liqueur que j’ai oubliée. Quand je rentre chez moi et que j’aperçois le placard où je les serre, je n’y tiens plus, un frisson me prend, une sueur froide, mes jambes chancellent, je me précipite hors de moi, je bois à même dans la bouteille jusqu’à ce que je tombe ivre-mort. Je suis perdu, il n’y a pas de remède”.

Je ne voyais pas de remède en effet. La pensée de la sœur Marie-Geneviève me vint à l’esprit: elle priera pour lui, et il sera guéri. “Mon ami, dis-je à ce malheureux, voulez-vous que je vous fasse un prédiction: vous serez guéri, je vous l’affirme”. — “Dieu veuille vous entendre!” et il me fit alors sa confession dans tout le repentir de son âme. Quelques jours après, en confessant les religieuses, je dis à la Sœur Marie-Geneviève: “Sœur, voulez-vous prier pour une chose bien importante et qui me tient bien à cœur. Je ne laisserai pas le bon Dieu, répondit-elle, jusqu’à ce qu’il l’ait accordée”. A sa confession suivante, quand tout fut fini: “Mon Père, c’est un prêtre”. — “Qu’est-ce que vous me dites, Sœur? De quoi parlez-vous?” — “Oui, c’est un prêtre. Le bon Dieu lui a pardonné. Il ne tombera plus; mais qu’il soit fidèle, car il n’a plus guère à vivre, dix-huit mois peut-être”. La semaine suivante, ma porte s’ouvre; c’était le curé qui se jetait dans mes bras en s’écriant: “Vous avez fait un miracle!”  — “Oh ! J’ai fait assez de tours en ma vie, je puis bien faire un miracle, une fois en passant”.    “Plaisanterie à part, je suis guéri, je ne suis pas retombé, et je sens bien maintenant que Dieu m’a fait la grâce de ne plus retomber”. Je l’encourageai dans ses bonnes résolutions, je l’engageai à être fidèle: la vie est si courte, l’homme est si tôt aux portes de l’éternité. “Je vous comprends, me dit-il, eh bien! je vais me préparer à la mort”. Il tint parole, et dix-huit ou vingt mois après il mourait pieusement. Voilà ce que c’était que la Sœur Marie-Geneviève, et voilà pourquoi il faut avoir confiance en elle; c’était Dieu qui l’inspirait. Et voilà nos origines. Soyons fidèles. L’Ecriture Sainte nous raconte l’histoire des Réchabites, fils de Jonadab. Le regard de Dieu était sur eux, dit-elle, parce que, selon ce que leur avait recommandé leur père, ils tâchaient d’être fidèles à accomplir ses volontés. Soyons aussi les vrais Réchabites, les vrais fils de la Mère Marie de Sales.